Le monument du Familistère de Guise

Le projet du monument signé des deux frères Martel

Ce dessin à l'aquarelle sur carton, de 52 cm sur 67 cm, qui date de 1922, représente le projet du monument aux morts du Familistère de Guise, il est signé des deux frères sculpteurs Jan et Joël Martel.
          
Pour honorer la mémoire des quelque 150 travailleurs et habitants du Familistère morts pendant la Grande Guerre, la Société du Familistère avait souhaité ériger son propre monument, distinct de celui de la municipalité. L’emplacement choisi se trouvait en face du pavillon Cambrai, entre la rue André-Godin et le canal des usines, sur des parcelles autrefois cultivées en jardins potagers.

En 1921, Louis-Victor Colin, administrateur-gérant de la Société du Familistère, consulte à ce propos Louis Lhote, architecte-expert à Guise. Lhote communique à Colin un numéro récent de la revue L’Architecture usuelle (n° 147), reproduit ci-dessous, dans lequel est publié le monument aux morts réalisé en novembre 1920 par Jan et Joël Martel à Villemeux (Eure-et-Loir). 



La page de L’Architecture usuelle n° 147 communiquée par Louis Lhote à Louis-Victor Colin en 1921. Archives Familistère de Guise (fonds Nicolas, dossier n° 16)

Le monument est sobre : une stèle monumentale, sur laquelle sont gravés les noms des victimes, sert de piédestal à la statue massive d’un fier « poilu » grandeur nature. 
« La municipalité, écrit la revue, a désiré que son monument ne soit pas un travail d’un de ces entrepreneurs de marbrerie, qui répandent des catalogues d’ouvrages faits en série dans toutes les municipalités de France ».

A cette époque, les frères jumeaux Jan et Joël Martel, jeunes sculpteurs ont déjà réalisés plusieurs commandes municipales de monuments aux morts de la Grande Guerre. Après le monument de Villemeux, ils ont réalisé ceux de La Loupe et de Néron, de La Roche-sur-Yon, de Saint-Gilles-de-Vie et d’Olonne-sur-Mer. Leurs compositions sont dépouillées et mettent en valeur la géométrie des volumes.

En octobre 1921, Louis-Victor Colin invite les sculpteurs à venir à Guise pour leur faire part de ses intentions sur le monument aux morts du Familistère. Les Martel tardent à satisfaire le désir de Colin. Ils lui rendent finalement visite le 20 janvier 1922. Les sculpteurs lui annoncent quelques jours plus tard qu’ils sont en mesure de lui soumettre le projet : « Nous l’avons cherché dans le sens que vous nous avez indiqué et qui donnera lieu à de très intéressantes études. L’idée qui est exprimée est celle du soldat qui a combattu pour garder aux siens le Familistère » (J. Martel à Colin, 25 janvier 1922).

Le 3 février 1922, les frères Martel présentent le projet de monument à Louis-Victor Colin et au conseil de gérance de la Société du Familistère. La commande leur est passée le même jour pour une somme de 42 000 francs. Le monument et ses sculptures doivent être exécutés en pierre de Lorraine. L’inauguration est prévue au mois de septembre suivant.

Il est très vraisemblable que le dessin très abouti que conserve le Familistère, exécuté sur deux feuilles de carton assemblées, soit le projet présenté le 3 février 1922 par les frères Martel à la Société du Familistère. Au centre, sur un piédestal, se tient la figure d’un poilu à l’imitation de celui de Villemeux ; il semble défendre la stèle dans laquelle sont enchâssés deux bas-reliefs représentant le Travail et la Famille. Des allégories figurant ces sujets avaient été créées en 1889 pour le mausolée de Jean-Baptiste André Godin, et on peut imaginer que cette iconographie été suggérée par Louis-Victor Colin aux statuaires lors de leur première visite au Familistère. À cette occasion les frères Martel ont réalisé des croquis des travailleurs dans les ateliers de l’usine du Familistère. Les reliefs représentés sur le dessin ne correspondent pas aux modèles définitifs, achevés au début de septembre 1922, mais, justement, à des dessins d’étude des reliefs, que conservent aujourd’hui les héritiers des sculpteurs.



Le monument aux morts du Familistère de Guise. Photographie anonyme, vers 1922 (négatif inversé). Collection Familistère de Guise.

Le monument donne satisfaction au commanditaire. Louis-Victor Colin en fait l’éloge à la suite de l’inauguration du 17 septembre 1922 : « Vous avez évité la jactance dans le geste ; notre poilu est le soldat de 1914, grave mais résolu. Ses deux mains appuyées sur la pierre montrent pourquoi il est prêt au suprême sacrifice : conserver son foyer et son travail. Et vos deux bas-reliefs qui symbolisent ce qui réalisait pour nos morts leurs principales préoccupations : famille et travail, sont de toute beauté avec leur sobriété de gestes et la vérité des attitudes » (lettre de Colin aux Martel, 25 septembre 1922).

Un relief est apposé de chaque côté du monument. Chacun des 2 frères va réaliser un élément, Jan fera celui de gauche appelé La Famille et Joël celui de droite nommé Le Travail. Des modèles en plâtre sont mis en place pour l'inauguration, qui seront remplacés un an plus tard par des sculptures en marbre.

La Famille


Le beau relief de la Famille, dont le plâtre est signé Jan Martel, montre un groupe de personnages devant la façade du Palais social. Au centre, une femme avec un nourrisson dans les bras se tient au milieu de deux femmes plus âgées, qui encadrent deux garçons et deux filles d’âges différents ; de chaque côté, se trouve un homme marchant à l'aide d'une canne, figurant les Familistériens qui ne sont pas partis à la guerre. La représentation de l'architecture du Familistère est, curieusement, peu fidèle, mais Jan Martel souligne le pignon à redents du corps central pour permettre son identification. Les dessins d’étude du relief (collection Florence Langer-Martel) montrent comment les Martel élaborent une composition dénuée de pittoresque en affirmant la géométrie d’une série de triangles rectangles. La rigoureuse symétrie de l’arrangement est adoucie par une variété suffisante de caractères ; les formes sont massives malgré le faible relief et donnent aux figures une forte présence.


La Famille par Jan Martel, plâtre, 1922


La Famille par Jan Martel, marbre, 1923

Le Travail
        

Le Travail par Joël Martel, plâtre, 1922

Le relief du Travail, dont le plâtre est signé Joël Martel, décrit une scène de moulage dans les ateliers de l’usine du Familistère. Le jour de leur première visite au Familistère, en janvier 1922, les frères Martel, réalisent des dessins dans l’usine, en partie conservés (collection Françoise Langer-Martel). Ils s’en servent pour faire poser des modèles dans leur atelier à Paris : « Nos croquis pris aux fonderies nous permettent de reconstituer tous les mouvements des mouleurs que nous faisons exécuter à nos modèles » (lettre de Joël Martel à Louis-Victor Colin, 17 août 1922). 

Le Travail montre les puissants mouleurs transporter la fonte liquide dans leur lourde « louche » à mouler ; sur la droite, deux ouvriers sont occupés à tasser le sable dans les moules. Comme celle de la Famille, la composition du Travail est rigoureusement symétrique, organisée selon une trame géométrique forte et animé par des figures massives. Le relief de Joël semble toutefois moins réussi que celui de son frère : l’arrière-plan est encombré de personnages, l’activité industrielle manque de lisibilité et l’interruption du bras du mouleur à gauche heurte l’œil.

Les reliefs devaient, à l’origine du projet, être exécutés en pierre de Lorraine, comme la statue du poilu. Les Martel convainquent ensuite Louis-Victor Colin de les réaliser en bronze. Mais les sculpteurs achèvent les modèles quelques jours seulement avant l’inauguration du monument, qui doit avoir lieu le 17 septembre. Il est trop tard pour fondre le bronze. Le 15 septembre 1922, les jumeaux arrivent à Guise avec des épreuves en plâtre des reliefs et les installent provisoirement sur le monument pour la cérémonie. Jan et Joël Martel proposent alors de faire exécuter les reliefs en marbre. Commande leur est passée le 17 octobre 1922 par la Société du Familistère. Le 20 novembre, ils écrivent à Louis-Victor Colin : « Nous venons de rentrer à Paris, et sommes à retoucher les 2e épreuves en plâtre des bas-reliefs dans le marbre. Il faut, à cause de la finesse de la matière, une sculpture très poussée. »

Les reliefs en marbre ne seront finalement installés sur le monument qu’en mars 1923. Les sculpteurs tenaient en effet à les exposer au Salon des Indépendants à Paris, clos le 11 mars 1923, où ils sont remarqués par la critique. Les Martel semblent si satisfaits de leur travail qu’ils choisissent d’exposer au même moment les modèles en plâtre de ces reliefs à l’exposition de l’Amicale de l’École spéciale d’architecture, rue Raspail à Paris.

Il est difficile de savoir exactement quels sont les reliefs en plâtre conservés au Familistère de Guise. Les épreuves installées provisoirement sur le monument le 15 septembre 1922 et restées en place jusqu’au mois de mars 1923, ne présenteraient-elles pas des dommages liés à leur exposition aux intempéries et à leur dépose ? Les « deuxièmes » épreuves retouchées par les Martel ne devraient-elle pas présenter des traces de mise aux points pour la taille du marbre, même « effacées » pour leur présentation en février 1923 à l’École spéciale d’architecture ?


Le Travail par Joël Martel, marbre, 1923

Le monument a été inauguré le 17 septembre 1922, en même temps que la statue reconstituée du monument de Jean-Baptiste André Godin, sur la place du Familistère.




La signature gravée des frères Martel figure avec la date 1922 
Photos de Nathalie Lambert 



Inauguration du monument du Familistère de Guise, le 17 septembre 1922. 
Archives du musée du Familistère de Guise.


Les deux plâtres, les Mouleurs (ou le Travail) et la Famille, des sculptures des frères Martel sont visibles dans le pavillon du Familistère. Clichés du jeudi 9 juin 2017 Jacques Desbarbieux.




Sur ce document les deux prénoms apparaissent en bas à droite de la sculpture

Sources et bibliographie :
Archives du Familistère, fonds Nicolas, dossier n° 16 sur le monument aux morts du Familistère, correspondance échangée entre Louis-Victor Colin et Jan et Joël Martel, 1921-1923.
Joël et Jan Martel sculpteurs (1896-1966), Paris, Éditions Gallimard, 1996.