Éric Touchaleaume chez les frères Martel


Un article de Myriam Boutoulle avec des clichés de Jacques Denarnaud, paru dans Connaissance des Arts en avril 2010.

 

L'antiquaire Éric Touchaleaume ouvre les portes de son appartement parisien situé dans l'ancienne maison-atelier des sculpteurs Joël et Jan Martel, réalisée par Mallet-Stevens à la fin années 1920. Un écrin pour ses collections d'art moderne et primitif.



Ci-dessus, à gauche : Portrait de l'antiquaire Éric Touchaleaume. À droite : Dans la chambre, un Victor Brauner de 1925, deux Tal-Coat, une étude de lumière d'Eugène Fromentin de 1854, une photographie de Pierre Molinier et un masque-ventre Makondé de Tanzanie.

 

Vers 1990, l’antiquaire parisien Éric Touchaleaume avait acquis le plâtre original d'une sculpture emblématique des frères Martel, La Trinité, qui se trouve aujourd'hui dans les collections du musée des Années 30 à Boulogne-Billancourt. Vingt ans plus tard, le marchand occupe l’appartement de Jan Martel dans la rue Mallet-Stevens, ce manifeste de la modernité au cœur du quartier d’Auteuil à Paris. Spécialiste du mobilier d’architecte de jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier et Pierre Jeanneret, l’antiquaire du XXe siècle a « migré » au deuxième étage de la villa-atelier des frères Martel après la vente de sa galerie rue Mazarine, en décembre 2007. 


« C’est la concrétisation d’un vieux rêve, je venais souvent “ m’évader ” dans cette rue... J'ai racheté l’appartement aux filles de Jan Martel, à la suite du décès de leur mère. La vieille dame y avait vécu de 1935 à 2005, et avait conservé le lieu tel qu’il était à l’origine. » Seul regret : « Six mois avant l’acquisition de l’appartement, le Centre Pompidou a ache­té aux héritières deux meubles, pourtant “ immeubles par destination ”, c’est-à-dire fixés aux murs et faisant partie intégrante de l’appartement : un extraordinaire “ meuble à coulisse ” de Francis Jourdain dans le living-room et un fabuleux “ studio-bar ” de Charlotte Perriand et Jean Prouvé dans l’une des chambres à l’étage. Bien sûr, il est heureux que ces meubles demeurent en France, mais ils auraient dû rester en place dans cet immeuble classé Monument historique depuis 1990. »



Dans le séjour, des terres cuites Nok et un masque Chancaï du Pérou voisinent avec une table Trapèze de Jean Prouvé (1954-58).

Des restaurations fidèles


Installé dans le seul hôtel particulier de la rue à n’avoir pas été modifié depuis sa construction en 1926 - 1927, Éric Touchaleaume a proposé à l’Association de Sauvegarde de la rue Mallet-Stevens, dont il a rejoint les rangs, d’organiser un concours à l’automne 2010 ou au printemps 2011. Ouvert aux étudiants en architecture, il devrait porter sur un lifting des immeubles « afin de corriger autant que faire se peut les verrues disgracieuses ajoutées au cours des ans » : garde-corps en verre fumé des années 70 ou en plastique blanc, huisseries en plastique ou en aluminium, stores en plastique imitation bois, auvent en ciment. À cette occasion, il compte dévoiler des créations d’esprit cubiste de Mallet-Stevens, réalisées en béton armé pour le casino de Saint-Jean-de-Luz en 1928 : une fontaine lumineuse de cinq mètres de haut et trois réverbères. « Lorsque la longue restauration que nous menons depuis deux ans sera terminée, ces extraordinaires “ Totems mécanistes ” feront l'objet d’une exposition dans la rue Mallet-Stevens. » Le marchand est familier des restaurations d’envergure : il avait acquis en 2000, démonté puis restauré avec son équipe les deux Maisons Tropicales de Brazzaville (Congo) et celle de Niamey (Niger) du constructeur Jean Prouvé (publiées dans « Connaissance des Arts » n° 643). Les deux maisons de Brazza­ville ont finalement été revendues au magnat américain de l’hôtellerie André Balazs et au collectionneur américain Robert Rubin, qui en a fait don à la Centre Pompidou Foundation.


Faire restaurer l’appartement en duplex qui s’articule autour d’un escalier central n’a donc pas effrayé notre antiquaire voyageur, qui vient de poser ses bagages ici, entouré de ses objets favoris.



« Les meubles ont ceci de particulier qu’aucun d’eux ne touche le sol... Ce sont des meubles coulissants », décrivaient Joël et Jan Martel en parlant de l’appartement du second étage. 


Le lit, comme le « cosy corner » et l'ensemble semainier-coffre à linge-penderie, est d’origine, œuvre de collaboration de Jan Martel et Robert Mallet-Stevens.


Dégager le linoléum dans les chambres pour remettre au jour le sol original, mélange de ciment teinté brun et de liège en poudre, ou remettre en état le granito (béton coloré et poli) de l’entrée et du séjour. Retrouver les teintes d’origine des murs déclinant les ocres rouges, les roses, les bruns, les bleus, et le jau­ ne de Naples, couleur fétiche de l’architecte. Ou encore restaurer les systèmes à guillotine munis de contrepoids des fenêtres. Le mobilier d’origine a été soigneusement démonté et restauré : placards de la cuisine et de l’office, sanitaires, meuble de rangement attribué à Djo-Bourgeois épousant la courbe du cylindre de la cage d’escalier ; lit assorti d’un « cosy corner » et d’un ensemble semainier-coffre à linge-penderie, œuvre de collaboration entre Jan Martel et Robert Mallet-Stevens.



La tringle à rideaux a été refaite d'après un modèle créé par Jean Prouvé pour cet appartement.


Dans la salle de bains, une étagère de Prouvé de 1936.


Objets à réaction poétique


Pour autant, Éric Touchaleaume ne souhaitait pas meubler tout l’appartement dans un style Art Déco. Même s’il a disposé çà et là des pièces contemporaines de l’appartement (descente de lit Le Lynx de Lurçat, miroir de René Prou, étagère de Jean Prouvé...), il a « horreur du total look ». « Pour moi, la référence est le palais Stoclet de l’architecte Josef Hoffmann, parrain de Mallet-Stevens. Son commanditaire collectionnait toutes sortes de choses avec une intense curiosité, dont les arts chinois, médiévaux, islamiques... Le tout se ma­ riant harmonieusement avec les mosaïques de Gustav Klimt, le mobilier de Koloman Moser et les sculptures de Georges Minne. »



Quelques petites pièces d’archéologie, parmi lesquelles un pendentif Djenné du Mali.

Ici, plus modestement, une peinture sur soie de Yokoyama Taikan, pionnier du renouveau de la tradition picturale japonaise au tournant du XXe siècle, jouxte plusieurs objets d’arts décoratifs de l’ère Meiji, dont un étonnant plat cérémoniel en bois sculpté et laqué, imitation en trompe-l’œil d’une énorme pousse de bambou. « Ces pièces me passionnent, parce qu'elles combinent esthétique japonaise et formes occidentales de l’Art Déco ou de l’Art Nouveau », dit ce chineur invétéré qui voyage six mois par an. « Je ne suis pas véritablement un collectionneur. Mais davantage quelqu’un qui se balade et accumule des objets “ à réaction poétique ”, une belle formule que j’emprunte à Le Corbusier, parce qu'ils m’ouvrent des portes et me font découvrir différents univers. D’où la multiplicité des thèmes. » Ainsi, dans la chambre, les tissus coptes voisinent avec les petits objets d’archéologie, comme cette météorite sertie dans le corps en bronze d’un oryctérope, un pendentif Djenné (Mali). « Cet animal étrange, symbole de virilité, est une sorte de fourmilier aux mœurs nocturnes vivant dans un terrier qui communique avec le monde souterrain des esprits et des morts dans la tradition africaine. »


Outre l’Inde, où il a collecté les réalisations pour Chandigarh et Ahmedabad de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, l’antiquaire a longtemps sillonné les anciennes colonies françaises d’Afrique à la recherche des architectures « nomades » et du mobilier de Jean Prouvé et de Char­ lotte Perriand. C'est pourtant à Paris qu’il s’est pris de passion pour les terres cuites Nok (Nigéria), initié par la galeriste Yasmina Chenoufi, de la galerie Noir d’ivoire. Ses pièces favorites : une tête miniature de petite princesse aux traits délicats, ainsi qu’une haute colonne trilobée. Éric Touchaleaume affectionne tout particulièrement la sculpture, dont les représentations féminines. Un masque-ventre Makondé de Tanzanie évoquant le corps d’une très jeune femme enceinte fait écho à un torse d’Apsara à la poitrine généreuse, œuvre d’Inde centrale du IXe siècle. Un grand Christ roman catalan semble très bien s’accommoder de cette promiscuité. « Mes petites collections sont une bouffée d’air frais. Elles sont le fruit de rencontres, de souvenirs de voyages, d'émotions esthétiques et de lectures. C’est aussi un refuge qui permet de mieux supporter les aléas de la vie. Certains objets ont une âme, une présence palpable, ils deviennent des amis... » Ainsi de ce tableau de Victor Brauner de 1925, qui le suit depuis vingt ans dans ses différentes demeures, toujours accroché face à son lit. Une petite fenêtre de ciel bleu y entre en résonnance avec un carré vert de peinture de Tal-Coat, et le bleu d’une étude de lumière du peintre orientaliste Eugène Fromentin, ouvrant sur un horizon improbable.



Dans le séjour, des chauffeuses basses et des canapés de Pierre Jeanneret, une table basse Elipticol table de Ray et Charles Eames (1951), un torse d'Apsara d'Inde centrale du IXe siècle, et des tableaux de Marcel Lempereur-Haut et Almighty God.

  

Bloc-notes


À lire

- L’ouvrage collectif, « Robert Mallet-Stevens, l'œuvre complète », édition du Centre Pompidou, 2005 (240 pp., 39,90 €), publié à l’occasion de l’exposition « Robert Mallet-Stevens, architecte (1886-1945) », présentée au Centre Pompidou à Paris du 27 avril au 29 août 2005.

- Alexandra d’Arnoux. Paris un art de vivre, vingt-deux appartements incroyables avec vue sur Paris (256 pp., 39,90 €), éditions du Chêne.

 


Prouvé plus nomade que jamais


Non content d'avoir acquis, restauré et remonté la grande Maison Tropicale de Brazzaville (Congo) du constructeur Jean Prouvé sur le port des Champs-Élysées à Paris en 2006, à Long Island (New York) en 2007 puis devant la Tate Gallery de Londres en 2008, l'antiquaire Éric Touchaleaume vient d'acquérir et de restaurer une Structure nomade du « tortilleur de tôle » : un bâtiment de 1957 installé à Villejuif comme école provisoire, démantelé peu après et réutilisé en partie par l'architecte Maurice Silvy à Massy. Après une année de restauration visant à débarrasser la structure de ses rajouts postérieurs (faux plafonds, cloisons...) et à restituer la couche de peinture bleue d'origine, une section de vingt mètres de cette Structure nomade fera cet été l'objet d’une exposition dans la cour de l'Hôtel de la Monnaie à Paris.

M. B. « Jean Prouvé, Structure nomade », Monnaie de Paris (11 quai de Conti 75006 Paris

- 01 40 46 58 40 - www.monnaiedeparis.fr) ; du 15 juillet au 30 octobre 2010.