Les arbres cubistes des frères Martel

À l’ouverture de l’Exposition Internationale de 1925, se dresse au milieu de l’Esplanade des Invalides un curieux jardin composé d’un parterre de haies impeccablement taillées que quatre arbres dominent.

Le jardin de l'habitation moderne de Robert Mallet-Stevens avec les 4 arbres cubistes en béton des frères Jan et Joël Martel à l'Exposition des arts et techniques de 1925 à Paris.

S’élevant sur près de cinq mètres, ces arbres sont recouverts d’étranges et larges feuilles de béton accrochées à un tronc géométrisé. 

Jardin composé par Robert Mallet-Stevens avec la coopération de Ch. Garrus, ingénieur, Jean et Joël Martel, sculpteurs, exécuté par Auger et Bonnet pour le béton armé, Nau pour l’éclairage, Decharme pour l’électricité, fleurs des jardins de la Ville de Paris.

Le visiteur en ressort parfois amusé, de temps à autre hostile, le plus souvent perplexe. Les caricaturistes de l’époque s’en donnent à cœur joie et représentent des apprentis jardiniers arrosant cette végétation artificielle. Certains critiques, comme Charensol remarquent l’originalité de l’œuvre, tout en pestant contre ces « quatre palmiers lourdement stylisés ». 

Devant l'arbre cubiste : L'arroseur perplexe - Croquis de J. Touchet. Les arbres cubistes de l'exposition de 1925 réalisés par les frères Martel trancheront avec les éléments environnants, au point de faire la joie des caricaturistes.

Les « palmiers » des frères Martel apportent pourtant une élégante réponse aux défis lancés par l’Exposition de 1925 qui souhaite susciter une plus étroite collaboration entre industriels et artistes tout en mettant fin à l’apathie créative qui régnait. Afin de susciter cette renaissance, les installations de l’exposition sont souvent confiées à des artistes novateurs comme Le Corbusier ou Mallet Stevens.

Des esquisses 


Etudes pour l'arbre cubique (élévation et projection horizontale)


Jan et Joël Martel (1896-1966) Etude pour l’arbre cubiste, 1925 - Crayon sur papier, signé en bas à droite du cachet d’atelier 20 x 24 cm.



Ce dernier confiera aux frères Martel le soin d’agrémenter ce jardin qu’il va dessiner sur l’esplanade des Invalides. La construction des pièces commandées aux frères Martel est financée par les Ciments français et exécutée par la société Auger et Bonnet afin de démontrer les capacités techniques du ciment armé. 


Photo Thibaud - Edition Albert Lévy

Avec un brin d’humour et de provocation, les frères Martel réduisent un arbre à une simple abstraction géométrique qu’ils déclinent en quatre variantes où les feuilles sont fixées de manière subtilement différente d’une pièce à une autre. Véritable prouesse technique, les arbres faillirent ne jamais exister tant il fut difficile de fixer en porte-à-faux des plaques de ciments si fines en biais ou parallèlement à un tronc formé d’arêtes vives. Le résultat n’en demeure pas moins fascinant et les arbres cubistes des frères Martel deviendront l’une des installations les plus caractéristiques et mémorables de l’exposition de 1925. 

Des maquettes


Maquette de L'arbre cubiste du jardin Mallet-Stevens pour l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes, 1925 - Okoumé peint - 82 x 38 x 36,5 cm. Portant une étiquette de l'exposition Robert Mallet-Stevens et une inscription manuscrite de l'exposition Joël et Jan Martel : sculpteurs 1896-1966 au revers.

La maquette présentée ci-dessus, qui a été vendue chez Christies le 19 novembre 2019 pour un montant de 168 750 €, est l’une des trois connues encore existante : la première fait partie des collections permanentes du Metropolitan Museum de New York et provient aussi de la famille Martel, la deuxième a été vendue chez Christie’s à New York, le 12 juin 2014. L’œuvre originale étant disparue, ces maquettes constituent le seul vestige d’un ensemble qui a marqué son temps et contribué au renouveau des Arts Décoratifs.


Photographie de la maquette

Etats-Unis, New-York (NY), The Metropolitan Museum of Art



Arbre cubiste maquette en bronze



Arbre cubiste, maquette en contreplaqué peint (1925)

Musée des Beaux-Arts de Calais

Une réplique en béton et résine de l’arbre cubiste des sculpteurs Joël et Jean Martel a été réalisée, par l'architecte Marc Mimram et Alexandre Chemetoff en 1998 pour figurer devant le musée des années 30 de Boulogne-Billancourt. Cette œuvre a été restaurée en 2021.


Cette sculpture de 8,50 m de haut, fabriquée entièrement en Ductal® (BFUHP = Béton Fibré Ultra Haute Performance de Lafarge), constitue une véritable prouesse technique et artistique. En effet, le tronc est précontraint par fils adhérents. Les qualités intrinsèques du matériau ont permis notamment la fixation complexe des feuilles - des plaques en béton dont certaines ne dépassent pas 6 cm d'épaisseur - au tronc.



L'arbre cubiste des frères Martel, installé devant le musée des années 30 de Boulogne Billancourt, côtoie des réverbères auxquels Robert Mallet-Stevens a apporté sa contribution.


Le pavillon de Roubaix - Tourcoing (Tapis, étoffes d'ameublement) était situé dans le jardin Mallet-Stevens avec les arbres cubistes dessinés par Robert Mallet-Stevens et réalisés par les frères Jan et Joël Martel.





Le contraste est saisissant avec les réalisations environnantes, comme ici le Pavillon des Arts appliqués et la Tour de Champagne.


Un décor pour des défilés de mode

Sonia Delaunay et ses créations « simultanées » 

 

Parallèlement à leurs recherches plastiques et pour subvenir également aux besoins financiers du couple, Sonia Delaunay développe une activité de dessinatrice textile et de créatrice de mode. Entre 1912 et 1930, Sonia Delaunay crée des modèles de robes, de vêtements, d’accessoires, ainsi que des dessins textiles sous l’appellation « simultanés », appellation qui deviendra même sa marque. Loin d’être uniquement alimentaire, cette activité correspond aux aspirations profondes de l’artiste qui souhaite réconcilier les arts plastiques et les arts décoratifs. Elle participe de ce fait à cette mouvance d’avant-garde qui cherche alors à placer l’art dans le quotidien et jusque sur la peau de ses contemporains.

 

Lors de l’Exposition des Arts Décoratifs de Paris en 1925, Sonia Delaunay a l’opportunité de partager une boutique avec le fourreur et couturier Jacques Heim. Cette boutique, devenue mythique, est alors située sur le Pont Alexandre III. Sonia y présente ses dernières créations textiles, robes, tissus « simultanés » et accessoires. C’est à cette période que Sonia Delaunay devient un symbole de la modernité, non seulement en France, mais aussi en Europe. Ses créations sont en effet portées par les plus grandes stars du cinéma français de l’époque, mais aussi par les épouses des professeurs du Bauhaus, ce qui contribue encore plus à leur notoriété et à leur diffusion dans le milieu de l’art moderne.


Novatrice et presque révolutionnaire dans son approche du vêtement, Sonia Delaunay annonce les bouleversements que les grands couturiers vont progressivement mettre en œuvre dans le domaine de la mode tout au long du XXe siècle. Elle libère le corps, crée une fonctionnalité moderne, élégante et dynamique. Sa palette de couleurs est vive, gaie et explore toutes sortes de contrastes et d’harmonies. L’activité professionnelle de Sonia Delaunay dans le domaine textile prend fin progressivement dans les années 1930, suite à la crise de 1929.



Ce jardin avec les arbres cubistes servit de décor à Sonia Delaunay pour y dévoiler ses collections et accessoires de mode, connus sous le nom des " tissus simultanés ".


Paulette Pax devant l'arbre-sculpture des frères Martel, dans le jardin de Mallet-Stevens. Esplanade des Invalides. Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de 1925.



Deux mannequins posent devant les arbres cubistes des frères Jan et Joël Martel avec des créations de Sonia Delaunay " Les tissus simultanés ".


L'oubli de la nature

Dans l’architecture moderne, le progrès est incarné par le béton. Sur l’esplanade des Invalides, Robert Mallet-Stevens en use jusqu’à remplacer le végétal par des « Arbres cubistes » de béton, œuvres des frères Martel assistés de Barillet. 


L’œuvre prête au scandale car elle est interprétée comme un pied de nez au bon goût. Mais sa raison d’être est surtout liée aux aléas de l’exposition : les végétaux initialement prévus n’ayant pas survécu, on eut l’idée de leur substituer des sculptures de béton qui restèrent brutes alors qu’elles devaient à l’origine être peintes. 


Chacune est dessinée à partir d’un module particulier et l’exécution relève d’une prouesse technique indiscutable. Ici se trouve accomplie la liaison du style et de la technique, l’expression pleine d’un idéal industriel et moderniste qui laisse la part belle au décoratif, ce qui conduit Dorothée Imbert à avancer que « le béton permit à Mallet- Stevens et aux frères Martel de suggérer, plus que de reproduire, la nature et ainsi de créer une abstraction de feuillage tout comme un peintre ou un sculpteur ». 


Les arbres deviennent de fait un manifeste de la civilisation moderne, le jardin est porté au rang d’œuvre d’art totale alors que l’architecte et les sculpteurs trahissent l’une des principales critiques du jardin Art déco : l’oubli de la nature.

 

Extrait de « Réinventer la sculpture de jardin. Autour de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels, Paris 1925 » par Louis Gevart, Docteur en histoire de l’art, université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.



Vue de nuit sur les arbres cubistes des frères Martel à l'Exposition des Arts décoratifs de 1925.